Conférence de Marie Rose Moro et Serge Bouznah (9 novembre 2016)
Compte rendu de Mathilde Gouin-Bonenfant (membre du LABRRI)
Marie Rose Moro est docteure en médecine et en sciences humaines. Elle est psychiatre et psychanalyste, spécialisée dans l’intervention auprès des enfants et adolescents. Elle est aussi présidente du Centre Babel. Serge Bouznah est quant à lui médecin de santé publique, spécialiste en clinique transculturelle et directeur du Centre Babel. Ce centre a pour mission « d’optimiser la prise en charge des usagers des services publics en introduisant les concepts de clinique transculturelle dans la pratique des professionnels » (Centre Babel 2016). Le 9 novembre dernier, le LABRRI a eu la chance de rencontrer Marie Rose Moro et Serge Bouznah qui ont partagé leurs expertises et leur travail de médiation transculturelle au Centre Babel.
La méthodologie transculturelle
Pour débuter la conférence, Marie Rose Moro nous a présenté l’historique de la méthodologie transculturelle. Il faut ainsi revenir à l’Europe de la Deuxième Guerre mondiale. Plusieurs intellectuels européens, de disciplines et traditions différentes, immigrent et se rencontrent aux États-Unis. Autour de ces rencontres s’articulent de nouvelles épistémologies complexes. C’est dans ce contexte que sont apparues l’ethnopsychanalyse, puis l’ethnopsychiatrie, nées de la fécondation de l’anthropologie et de la psychanalyse. Georges Devereux (1908-1985) est apparu dès le départ comme le chef de file de cette nouvelle discipline.
Cet auteur a développé plusieurs notions importantes, aux sources de la méthodologie transculturelle. Marie Rose Moro nous en expose quelques-unes qui proviennent particulièrement du livre De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement (Devereux 1967) : le complémentarisme, la pluralité et le contre-transfert.
Le complémentarisme
Cette première notion prescrit l’utilisation de deux disciplines obligatoires et non simultanées. Dans l’ethnopsychanalyse, l’anthropologie et la psychanalyse se doivent donc d’être complémentaires, non dans une sorte de traduction, mais plutôt par fécondation. Le piège serait de prendre une donnée qui se situe au niveau intrapsychique, puis de lui trouver un équivalent (une traduction) en termes anthropologiques.
La pluralité
La notion de pluralité répond à l’opposition entre l’universalité psychique et le codage culturel. Devereux affirme que ces deux concepts doivent être conjugués. Ainsi, l’être humain ne se résume pas seulement à ces appartenances culturelles, mais ne peut pas non plus être conçu comme universel. Pour illustrer cette idée, Moro évoque le rapport à la langue : tous les êtres humains apprennent à parler (universel), mais ils apprennent à parler dans une seule langue à la fois (codage culturel). Ces deux affirmations ne sont ainsi pas exclusives. Il est intéressant de rappeler toutefois que Devereux, malgré qu’il ait lui-même théorisé cette pluralité, conçoit la psychanalyse comme une métathéorie universelle – et non culturelle.
Le contre-transfert
Cette notion, introduite par Freud, n’est pas employée dans le même sens par Devereux. Pour le premier, le contre-transfert est la réaction de l’analyste au transfert du patient. Pour Devereux, il s’agit des réactions implicites et explicites à l’altérité qui proviennent des affiliations et appartenances d’un individu. La réaction est ainsi moins induite par ce que l’Autre projette sur soi que par ce qui vient du soi et qui est projeté sur l’Autre. Il est donc important de préciser de quelle conception il est question lorsque l’on parle de contre-transfert. Selon Devereux, le contre-transfert n’est pas seulement applicable à la psychanalyse, mais dans tout rapport d’échange : dans la clinique, l’enseignement et la recherche. De plus, l’analyse du contre-transfert est une source d’information profonde sur soi, sa pratique ou son objet d’étude.
Enfin, l’approche (ou méthodologie) transculturelle est le cumul des notions précédemment décrites. Dans cette approche, il ne s’agit pas de connaître la culture de l’Autre, mais de comprendre la notion de culture : le clinicien connait ainsi les contenants, mais c’est le patient qui connait les contenus. En contraste, un niveau d’analyse intragroupe se maintient au niveau des codes partagés et une approche interculturelle suppose que l’on connaisse la culture de l’Autre. C’est ainsi une thérapie interculturelle que Devereux réalise lors de la psychothérapie de Jimmy Picard, qui est l’objet de sa publication Psychothérapie d’un Indien des plaines : réalités et rêve (1951).
La médiation transculturelle
Une fois l’approche transculturelle explicitée, Serge Bouznah nous a introduits au travail de médiation transculturelle tel qu’il est pratiqué au Centre Babel. La médiation se fait soit en milieu clinique, à l’école ou à la protection de l’enfance. Nous avons toutefois surtout abordé le cas de la clinique. La médiation part du postulat que le patient et le professionnel s’inscrivent dans des mondes (ou systèmes) différents. Peu importe les appartenances culturelles des deux parties, l’étrangeté de l’hôpital et l’expertise issue du savoir professionnel s’inscrivent déjà dans une relation transculturelle par rapport à l’expérience et au savoir profane du patient.
Lorsque la relation entre le patient et le professionnel est problématique, les spécialistes peuvent demander à ce qu’il y ait un dispositif de médiation mis en place. Toutes les personnes concernées sont présentes, c’est-à-dire le patient ou ces parents (dans le cas où il s’agit d’un enfant), les professionnels qui s’occupent du patient et les médiateurs. Un long travail de discussion et de négociation est alors entamé, animé par le médiateur professionnel. Celui-ci est lui-même médecin et s’assure que le langage du médecin soit compris par le patient. Il rééquilibre aussi le rapport entre le patient et le médecin en faisant ressortir la parole du premier. Un deuxième médiateur est parfois requis, soit le médiateur transculturel. Celui-ci provient de la même aire culturelle que le patient et parle la même langue. Son rôle n’est pas seulement de traduire, mais aussi d’établir un lien de confiance.
Le point de vue du patient est alors recherché pour déceler sa propre théorie sur ce qui lui arrive. Le médecin fournit une explication causale de l’état de santé du patient, mais ce dernier peut en interpréter le sens. Il se peut qu’un autre modèle d’explication provienne de son groupe et qu’il s’inscrive en contradiction avec le modèle biomédical. Pour pouvoir négocier ces deux modèles, les deux parties doivent alors les expliciter et les rendre complémentaires. La causalité et le sens peuvent alors être fécondés et faire émerger une théorie coproduite. Ainsi, la « maladie » sort du cadre simplement biomédical et le patient gagne un certain pouvoir sur ce qui lui arrive.
Discussion
À travers cette conférence, plusieurs discussions et questionnements épistémologiques et théoriques ont émergé. L’équipe du LABRRI et les invité-e-s ont tentés de souligner les points de convergence entre leurs modèles respectifs. La généalogie du concept « transculturel » a notamment été discutée. Cela était d’autant plus intéressant que le LABRRI n’utilise pas ce concept, mais plutôt celui de relation « interculturelle ». À la fin des discussions, il a été conclu que le terme « transculturel » a été introduit en ethnopsychanalyse par l’anthropologie. En effet, dans la tradition anthropologique classique, l’analyse transculturelle consiste à étudier un phénomène universel et sa manifestation à travers différents contextes culturels. Par exemple, Margaret Mead (1949) a réalisé une analyse transculturelle de la place du père dans différentes sociétés. Il s’agissait donc d’analyses intergroupes. Comme plusieurs « concepts nomades »[1] , le concept de « transculturel » a vu son sens modifié lorsqu’il a été récupéré par l’ethnopsychanalyse. C’est Devereux qui introduit de façon complémentariste la subjectivité de la clinique et la notion de contre-transfert dans l’approche transculturelle de l’ethnopsychanalyse. Alors que les études anthropologiques transculturelles s’intéressaient ainsi aux relations intergroupes, l’ethnopsychanalyse utilise le terme « transculturelle » pour qualifier des analyses intersubjectives.
Cette généalogie nous fait comprendre la confusion qui existe parfois autour des termes « transculturel » et « interculturel ». Effectivement, pour nommer ce niveau intersubjectif que l’ethnopsychanalyse nomme « transculturel », les anthropologues ne vont pas toujours utiliser ce terme puisqu’il ne réfère historiquement pas au même niveau d’analyse dans la tradition anthropologique. Parfois, comme dans le cas du LABRRI, le terme « interculturel » sera préféré. Cela crée d’autant plus de confusion puisque dans l’ethnopsychanalyse, le terme « interculturel » réfère, comme nous l’avons vu plus haut, à un niveau intergroupe. En conclusion, un travail d’explicitation autour de ces deux notions serait le point de départ pour réduire les mauvaises compréhensions entre les traditions de l’anthropologique et de l’ethnopsychanalyse. C’est par ailleurs sur cette idée que s’est terminée la rencontre.
Références
Centre Babel. 2016. Accueil. En ligne. http://www.centrebabel.fr/ (page consultée le 27 novembre 2016)
Devereux, George. 1980 [1967] De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Paris: Flammarion.
Devereux, George. 1998 [1951]. Psychothérapie d’un Indien des plaines : réalités et rêve. Paris : Fayard
Mead, Margaret. 1949. Male and female: A Study of the Sexes in a Changing World. Oxford, England: William Morrow
Stengers, Isabelle. 1987. D’une science à l’autre. Des concepts nomades. Le Seuil : Paris.
[1] Les concepts nomades réfèrent aux concepts qui sont développés dans une discipline, puis introduits dans une autre (Stengers 1988).