Retour sur “La pertinence des travaux de Gregory Bateson pour un monde complexe”
Proposé par: Rachel Boivin-Martin, étudiante chercheure, LABRRI
Le 27 juillet 2012, chercheurs et étudiants se sont rencontrés au LABRRI autour des écrits de Gregory Bateson. L’auteur, situé à l’intersection entre diverses disciplines, propose des pistes intéressantes pour les participants du groupe de lecture :
Sylvie Genest (chercheuse et professeure au département de musique de l’UQAM) :
L’intérêt des écrits de Bateson se trouve d’abord, pour moi, dans la clarification que j’y trouve au sujet de la méthode systémique (bien que Bateson se réclame plutôt lui-même de la cybernétique du 2e mouvement qu’on dit aussi la Théorie des systèmes auto organisateurs). Mais plus encore, mon intérêt est stimulé par la manière dont cet auteur met en évidence la valeur de l’abduction comme type d’inférence en sciences humaines. Bateson définit l’abduction comme étant ce « prolongement latéral des composants abstraits de la description » qui nous autorise à mettre en relation « deux systèmes de connaissance […] du fait qu’ils obéissent aux mêmes règles » (La nature et la pensée, 1984 : 149-150). Une autre idée majeure qui prend tout son sens dans la méthode de recherche que défend Bateson est qu’il existe une « distinction logique entre le nom et la chose nommée » (Ibid. 37) et qu’il est nécessaire d’en tenir compte si on veut parler de l’essentiel, c’est-à-dire si on veut « mettre en évidence l’ordre ou le modèle qui sous-tend l’univers » (Vers une écologie de l’esprit, 1972 : 12).
Daniel Côté (chercheur et professionnel scientifique à IRSST) :
Le groupe de lecture sur Bateson a permis pour ma part de réfléchir aux enjeux de la communication dans le contexte des services de réadaptation au travail. Dans ce domaine, les études qualitatives optent généralement pour une approche narrative ou phénoménologique ou encore en se réclamant d’un modèle constructiviste. L’unité d’analyse est l’individu, son expérience, ses perceptions, etc. La définition des problèmes cliniques s’effectue au niveau des écarts de perception intervenant/patient. On en reste généralement à ce niveau. Le niveau organisationnel, systémique, politique, historique est généralement escamoté. C’est là où le modèle de Bateson peut être utile, en décrivant différents niveaux où des interactions prennent place ou en pensant l’effet de certains niveaux sur la configuration ou l’orientation des conduites individuelles et des interactions interpersonnelles. Dans le contexte de la santé, les cliniciens appliquent des principes institutionnels, suivent des normes et certaines règles qui les contraignent dans leur capacité à y déroger, tentant tant bien que mal de contourner les règles pour optimiser leur intervention (j’ai un exemple très concret à la CSST que je pourrai raconter ultérieurement). La théorie des niveaux ou des types logiques peut être utile pour penser la complexité de l’interculturel. Tout comme Bourdieu l’a énoncé avec son concept d’habitus, le système possède des attributs, il est structuré et structurant, mais cela ne signifie aucunement que l’individu soit un réceptacle passif de normes à intégrer, il agit sur le système. Et c’est là où le parallèle avec la notion d’ethos chez Bateson est intéressant. Les systèmes ne sont pas des entités rigides et relativement figées, elles évoluent, se transforment pour s’adapter à des réalités nouvelles.
L’autre aspect qui m’a interpellé durant l’échange et la lecture des textes est la question de la symétrie ou asymétrie des interactions. Au moins deux individus sont nécessaires pour communiquer. Cela suppose la maîtrise relative d’un code ou d’un idiome commun : grammaire, symboles, schèmes de référence, représentations, etc. C’est la base d’une compréhension réciproque. Or il se peut qu’un « code » reflète davantage l’univers ou le champ expérientiel de l’un des deux interlocuteurs. Bien que B puisse comprendre ce que A lui raconte, jusqu’à quel point A ne s’impose-t-il pas à B, jusqu’à quel point ne lui impose-t-il pas une herméneutique donnée sur un sujet donné. À titre d’exemple, les catégories diagnostiques et les modèles d’explication de la maladie qui traversent la relation thérapeute/patient peuvent être situées dans le cadre d’un rapport de pouvoir entre A et B. B peut s’y soumettre comme il peut s’y montrer réfractaire ou s’y opposer carrément s’il sent que sa propre perspective n’est pas reconnue ou s’il ne s’y reconnaît pas. Cette joute herméneutique n’implique pas seulement A et B, elle implique l’horizon social et culturel de A et celui de B, elle met en jeu des processus et des modalités d’apprentissages sociaux et culturels qui appartiennent à l’un et à l’autre. Cette rencontre interculturelle peut être harmonieuse, mais elle peut aussi rencontrer des écueils en s’inscrivant dans le registre de la confrontation et de la légitimation d’une expérience d’être au monde. L’asymétrie apparaît dès lors que la perspective de B est invalidée, contestée, raillée, ridiculisée, tournée en dérision, voire réprimée. Cependant, en contexte de soins, il arrive souvent que B recherche des explications de la part de A dont il reconnaît expertise et autorité. Comment se pose la relation de domination dans ce contexte? Elle doit se penser par rapport à la finalité de l’interaction, à l’intention de A de rendre B plus autonome et de lui venir en aide en ce sens. Ainsi, A peut orienter B sur certaines pistes herméneutiques (comme en relation d’aide), au rythme du sujet, l’asymétrie du pouvoir est réelle, mais dans un contexte de bienveillance et dans une visée émancipatrice (empowerment). Les patients disent souvent qu’ils ne se sentent pas écoutés, compris, respectés dans leurs préférences thérapeutiques; ils finissent par perdre confiance en leur intervenant et, après des expériences répétées du même genre, perdent confiance dans le système, décrochent et se retrouvent vulnérables encore plus parce que la question des besoins spécifiques n’a pas été abordée, ni par le clinicien ni par l’institution qui défend une certaine uniformité des modèles de soins (ex. autonomie vs interdépendance, restauration de capacité fonctionnelle vs soutien social et affectif).
Rachel Boivin-Martin(étudiante à la maîtrise en anthropologie) :
Pour ma part, le modèle de communication paradoxale de Bateson me permet de poser un regard différent sur les relations entre institutions et individus au Québec. Le concept de double contrainte (qui place un individu dans l’impossibilité de répondre ou d’agir comme espéré) met en lumière une situation qui semble récurrente en contexte d’interculturalité. Bateson propose que la métacommunication puisse permettre de sortir d’un tel cul-de-sac. Cela m’amène à me poser la question, dans le cadre de ma recherche, si l’exigence de « neutralité » adressée aux enseignants du cours Éthique et culture religieuse les place dans une situation de double contrainte.
Arthur Pecini (étudiant au doctorat en anthropologie) :
La théorie de la communication discutée (double contrainte) et l’approche systémique de Bateson sont pour moi, très pertinentes. L’idée que les règles ne sont pas données par des structures sociales ou, a priori, imposées aux individus, mais qu’elles sont plutôt négociées dans la rencontre et dans la communication m’est utile pour analyser le processus d’immigration. Je m’intéresse principalement au cas des immigrants « qualifiés » qui ont fait des projets de vie à partir de ce qu’ils ont entendu des agents d’immigration et à partir de discutions avec d’autres personnes avant d’émigrer. Dans le cas des Brésiliens, je vois que pendant l’immigration, leurs objectifs de vie ont dû être modifiés à cause de l’impossibilité de poursuivre des projets qu’ils avaient élaborés avant le départ. Cette situation produit le « double bind » de l’immigrant. Ce « double bind » peut amener les immigrants à avoir des questionnements comme: rester ou partir? Changer de domaine de travail? Faire une autre formation professionnelle? Trouver un « survival job » en cherchant dans son domaine de travail? Aller dans une autre province ou rester au Québec? Etc.
Je crois que les échelles sont très importantes pour penser l’intégration des immigrants. L’intégration est un sujet d’actualité pour différents acteurs, tels les institutions gouvernementales, les organismes communautaires et principalement, les immigrants. Alors, il y a différents points de vue et différentes échelles jouant toutes un rôle important pour l’intégration sociale. Par exemple, le contexte transnational et le contexte culturel peuvent orienter les objectifs et les projets de vie des immigrants.
Je me suis aussi demandé : quelles étaient les possibles relations entre Bateson et d’autres auteurs qui réfléchissent sur la capacité d’action et critique des acteurs sociaux, comme Boltanski et Margareth Archer.
Bob W. White (chercheur et professeur en anthropologie à l’Université de Montréal) :
Il me semble que la démarche de Bateson est très proche d’une démarche herméneutique ou dialogique, non seulement les dialogues (même si fictifs) au début du livre Steps to an Ecology of Mind, mais surtout dans sa fascination pour les procédés (non pas les procédures) du savoir. Il pose alors une série de questions d’ordre épistémologique qui donne l’impression d’être dans un cadre de réflexivité, mais qui est plus complexe; ce n’est pas le rôle du soi dans la construction du savoir, mais les dynamiques de savoir à plusieurs échelles. Le va-et-vient qu’il propose entre “loose thinking” (très proche de la notion de jeu chez Gadamer et Wittgenstein) et “strict thinking” (une forme de schématisation plus systématique) pourrait être comparé au cercle herméneutique, où les impressions sont remises en question, raffinées et ramenées dans la spirale du savoir.
Sur un autre sujet, je n’avais jamais remarqué les liens/similarités entre les méthodes d’observation développées avec Mead en Indonésie (un premier projet d’anthropologie visuelle très importante) et les méthodes d’observation en thérapie de la famille. Il y a un sujet à développer là-dessus.
Mais la partie du livre qui m’a le plus interpelée, c’est le chapitre sur “national character” quand il essaie de faire la différence entre “circonstance” and “caractère”. Plus tard dans le même chapitre, il propose des stratégies médiatiques pour la transmission des messages en rapport avec les différences culturelles nationales; hallucinant et difficile à imaginer de nos jours, non seulement parce que la culture est tabou, mais aussi parce qu’il participait (avec toute l’équipe de Mead et Benedict) à l’effort de guerre (pour eux une guerre nécessaire et juste).
Aussi à retenir : ses explications dans le chapitre sur la pensée cybernétique, où nous lisons cette idée de “la hiérarchie des contextes” (quand on saute d’une échelle à une autre ce qui est pertinent change aussi, alors le contenu du contexte dépend de l’échelle prise en considération); autrement dit: “Without content, there is no communication”, sublime. 408
Nous voulons savoir :
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