Atelier avec Lomomba Emongo sur l’interculturalisme

Le 10 novembre 2011, dans le cadre de la série “Ateliers du LABRRI”, Professeur Lomomba Emongo a prononcé une conférence sur l’évolution du terme ‘interculturalisme’ au Québec.  Voici une réaction à sa présentation par Estelle Prébolin…

Le Québec connaît depuis quelques années un débat sur ce que plusieurs médias de la province ont surnommé les « accommodements raisonnables ». Très contemporain, le débat en lui-même se joue généralement sur les différentes terminologies utilisées pour parler de relations interculturelles. Ce faisant, la question est pour ainsi dire subsumée sous la bannière « intégriste » de l’interculturalité[1] et autres conceptions « transcendantales » impliquées dans cette question. Toutefois, l’analyse que Lomomba Emongo nous a présenté sur cette thématique se démarque effectivement de cette tendance en ce qu’elle ne se contente pas seulement d’opérer un recensement théorique – voire apologétique – de l’interculturalité mais cherche plutôt à recenser les différentes étapes historiques et conceptuelles liées à cette manière particulière de penser les rapports humains.[2] En effet, beaucoup plus approfondi, l’atelier-conférence animé par Lomomba Emongo – Il était une fois l’interculturalité : l’archéologie d’une terminologie – sonne comme le deuxième[3] acte du tableau consacré aux travers de la méthode et de la réflexion scientifique sur la question des relations interculturelles.

Sans équivoque, l’intitulé de l’atelier-conférence traduit une tentative de contourner l’un de ces doublets – l’empirique et le transcendantal – qui, ainsi que l’a montré Michel Foucault dans Les mots et les choses,[4]  constitue certains des principaux biais de la pensée moderne. En effet, en reprenant la démarche archéologique de Michel Foucault, Lomomba Emongo attaque l’objectivité présumée des concepts « phénoménologiques » (ou plutôt « chosifiés ») qui marquent et aiguillent le débat sur les accommodements raisonnables au Québec.[5] Plus précisément, Lomomba Emongo s’est efforcé de remettre en question le concept d’« interculturalisme intégrateur » développé à la suite de la commission Bouchard/Taylor (2007) et auquel Gérard Bouchard (l’un des présidents de la commission) fait constamment référence. Trop réductrice, cette conception s’éloigne selon Lomomba Emongo des fondations du concept : l’interculturalisme est avant tout un impératif dialogique qui mise sur la réciprocité comme modalité pratique que tout individu contemporain se doit d’adopter s’il veut pouvoir prétendre à la compréhension de l’altérité. Ce faisant, Lomomba Emongo inscrit sa réflexion dans l’exacte continuité de la pensée élaborée par Raimond Panikkar – pensée à laquelle il a consacré la majeur partie de son atelier-conférence.

Philosophe imprégné de deux cultures, hindouiste et chrétienne, Raimond Panikkar fait le pari de l’existence d’un postulat dialogique entre les cultures. Situé aux confins de l’universalisme et du relativisme, ce postulat dialogique est pourtant maintenu dans l’ombre par un certain l’orientation objectiviste de la recherche scientifique (Devereux ; 1980). Cette orientation contraindrait en quelque sorte le chercheur à agir comme un « martien » [6], c’est-à-dire à évacuer sa propre angoisse pour pallier ses préjugés face aux autres mythe, aux autres histoires et, plus largement, aux « autres ». On l’aura compris, dans cette optique, la différenciation se réalise chez les modernes à travers l’exclusion de l’extériorité. Ce mode de raisonnement très paradoxal ne tolère de différences que celles qui sont applicable (ou qui se retrouvent) chez un « tout », c’est-à-dire un être générique fait de banalité. Ainsi, selon cette lecture, l’angoisse fait partie d’une réalité qui appartient, tout comme le mysticisme chrétien chez Panikkar, à l’humanité toute entière (Devereux ; 1980).

À l’instar de ces penseurs, Lomomba Emongo soutient que nous ne sommes pas fait que de raison mais aussi de muthos, de mythe. Dans cette optique, il s’agit en fait « de savoir si la vérité scientifique est toute la vérité, ou si quelque chose est dit par le mythe qui ne pourrait pas être dit autrement » (Ricoeur ; 2011). Concrètement, cela implique que tout dialogue interculturel nous rapproche non seulement de cette « intégration universelle » dont nous parle Gérard Bouchard mais aussi d’une intégration (ou plutôt d’une fusion) des différentes formes de logiques, de rationalités et des mythologies. Ainsi, Lomomba Emongo rappelle, via son autopsie de l’approche dialogique de Panikkar, combien le lieu mythique est avant tout celui de toute culture, ce qui n’est pas sans rappeler les propos de Paul Ricoeur à propos du statut conflictuel de la vérité:

[…] le paradoxe de cette lutte est qu’elle n’en a jamais fini avec l’adversaire ; Platon lui-même écrit des mythes ; sa philosophie procède du mythe orphique et, d’une certaine façon, y retourne ; quelque chose nous dit que le mythe ne s’épuise pas dans sa fonction explicative, qu’il n’est pas seulement une manière pré-scientifique de chercher les causes et que la fonction fabulatrice elle-même a valeur prémonitoire et exploratoire à l’égard de quelque dimension de la vérité qui ne s’identifie pas avec la vérité scientifique (Ricoeur ; 2010).

Pour finir, Lomomba Emongo a pointé du doigt une tentative de « neutralisation » du concept d’interculturalité. En effet, cette tendance très moderne qui joue sur la « banalisation » de la relation interculturelle constitue selon lui une menace, voire une perversion[7]. Dans un tel contexte, il ne faudrait pas confondre l’objectivation et la neutralisation de la relation. À titre d’exemple, Georges Devereux parlait d’un « relativisme naïf » pour qualifier le culturalisme nord-américain et ses tentatives de neutralisation – voire même de « contrôle méthodologique » dans le cas de la recherche en sciences humaines (Devereux ; 1980). Devereux fait partie de ces auteurs qui se sont attachés à montrer que l’être humain dispose d’une multitude d’identités significatives – une multitude dont nous ne pouvons nous priver sans risquer de renoncer à ce qui est le plus spécifiquement humain : soit l’affirmation de notre « différenciabilité » individuelle (Devereux ; 1967). En d’autres termes, « il est même probable que si l’humanité n’avait pas une tendance névrotique à déformer la réalité, la logique formelle et la méthode scientifique n’auraient pas été nécessaires et ne seraient pas apparues » (Devereux ; 1980 : 151). Or, il en a été question plus haut, nous ne pouvons, en tant que moderne, penser la relation interculturelle et la différence en dehors du biais posé par cette neutralité qui caractérise la pensée moderne, c’est-à-dire à travers cette lunette qui nivelle les différences et arrondit les « anomalies ». Dépasser ce point de vue requière selon Lomomba Emongo un retour à l’ontologie heideggérienne et, plus particulièrement, à la conception du Gelassenheit allemand qui pose une forme de laisser-aller face à ses propres préjugés.

Bien entendu, le laisser-aller des préjugés apparaît de toute évidence comme une démarche difficile à soutenir – surtout dans un régime politique où l’État-nation fait lieu de loi. L’essence même de la « critique politique » moderne ne consiste-t-elle pas à reprocher à l’État-nation la façon dont il gouverne et non pas le fait qu’il gouverne ? En ce sens, l’Etat-nation est attaqué à la fois dans ses surcroîts et ses sursauts interventionnistes mais aussi dans ses manques et ses absences[8]. Très paradoxale, cette tendance a marqué les questions des différents intervenants lors de l’atelier-conférence, soulignant (ou plutôt rappelant) la difficulté (si ce n’est l’impossibilité) de troquer notre cadre de pensée habituel pour celui du laisser-aller théorique. Néanmoins, tel que souligné dans le précédent atelier, il est plus qu’urgent de dégager un questionnement concernant la méthode et la place du chercheur qui puisse permettre à ce dernier de se poser à l’extérieur des concepts « garde-fou »[9] et de ce processus de neutralisation[10] sans le faire endosser une position où le sentiment d’insécurité fasse écran à la matrice de la différence.[11]

Devereux, Georges. 1980 De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris : Aubier.

Dreyfus, Hubert et Paul Rabinow 1984 Michel Foucault. Un parcours philosophique. Paris : Gallimard.

Policar, Alain 2011 « Pluralisme et neutralité de l’Etat », Emancipation, individuation, subjectivation, Revue du MAUSS, n 38, Vol.2.

Ricoeur, Paul. 1986 Du texte à l’action, Paris : éditions du Seuil.


[1] Consulter Policar ; 2011 pour l’aspect « intégriste » de l’interculturalité.

[2] (Déclinée alors sous toutes ses formes « multi »culturelles).

[3] Le premier acte fut animé par Jorge Frozzini et était consacré à la peur de la partialité du chercheur moderne et à son besoin de « neutralité » (cf. Atelier de Jorge Frozzini).

[4] Voir aussi Rabinow et Dreyfus ; 1984 page 56.

[5] Cf. contexte d’émergence du Labbri.

[6] « (…) Cette isolation n’est pas décidée de façon consciente et le savant, hanté par l’angoisse, la considère donc comme une objectivité authentique ; ce qui diminue d’autant sa capacité à contrôler ses préjugés » (Devereux ; 1980 : 152).

[7] On fera ici remarquer que l’allemand conçoit dans sa terminologie la « Verhältnis », soit la relation, comme un acte nécessairement vicieux (le préfixe Ver- connote effectivement toujours le terme qui suit négativement).

[8] Cf. note sur la critique de l’anti-patriotisme dans le compte rendu du précédent atelier.

[9] Si, du point de vue du libéralisme, on considère l’accommodement raisonnable comme un moyen d’augmenter la liberté individuelle, ne faudrait-il pas, au contraire de ce que fait la commission Bouchard-Taylor (qui souligne les dangers d’une laïcité « intégrale » ou « rigide » et fait de l’interculturalisme un garde-fou contre les possibles dérives de la laïcité), lier étroitement interculturalisme et laïcité, c’est-à-dire concevoir cette dernière comme garde-fou face à une instrumentalisation intégriste de l’ouverture interculturelle (Policar ;2011).

[10] « La neutralité culturelle est un idéal auquel la plupart des États- nations dérogent » selon Gérard Bouchard.

[11] Et ce dans le sens d’un cercle vicieux au sens ou Devereux l’entendait : « Par malheur, même la meilleure méthodologie peut être inconsciemment et abusivement utilisée d’abord comme un ataraxique, un artifice atténuant l’angoisse ; elle donne alors des « résultats » scientifiques qui sentent la morgue et n’ont pratiquement plus de pertinence en termes de réalités vivantes » (Devereux ; 1980 : 147).

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