Atelier du 12 octobre 2018
Compte-rendu de Nicolas Welsh
Compte-rendu de la conférence de Mélanie Chaplier, intitulée: Enjeux de la coexistence en territoires autochtones: Le cas de Cris d’Eeyou Istchee et de l’exploitation des ressources naturelles à la Baie-James
Mélanie Chaplier débute son parcours académique à l’université de Liège, en Belgique, et porte un intérêt à la communication comme performance de la culture. Elle obtient un doctorat en anthropologie à l’Université catholique de Louvain et cumule les terrains entre le Québec et l’Europe. Mélanie Chaplier poursuit ses recherches en études postdoctorales.
Lors de la présentation, il a été question d’une ethnographie visant à suivre des acteurs dans de multiples activités qui s’ancrent dans deux milieux particuliers : la réserve et le camp de chasse. Trois sujets ressortent de son parcours : le politique, le culturel et la rencontre entre les acteurs. La démarche de la chercheure s’appuie sur l’enchevêtrement thématique et interdisciplinaire (idée du patchwork).
Étude de Cas : réserve de Nemaska
Situation
Un projet hydroélectrique dans la région a fait peser la menace d’une inondation au sein de la communauté, ce qui a impliqué une relocalisation de cette dernière (migration « intra-nationale ») et une division au sein de ses membres puisqu’il n’y avait pas de consensus quant à l’endroit de relocalisation. Au final, le projet du barrage n’a pas mené à l’inondation du village et ce dernier devient alors un lieu de pèlerinage annuel. L’aspect central de cette situation, c’est l’« interconnexion de la différence » où la culture ne peut être « purifiée » des autres facteurs influençant la société et où la communication constitue un acte de performance de la culture.
Le contexte canadien
Mélanie Chaplier explique l’importance pour les autochtones canadiens de la relation au territoire : on parle ici d’un élément fondamental des revendications des premières nations, inuit et métisse. L’auteure parle même de la relation au territoire comme de la matrice de la culture autochtone : le mouvement Idle no More sanctionne d’abord et avant tout l’attaque de l’État canadien sur les territoires autochtones, pour la plupart non cédés. Le droit à l’autodétermination et la réconciliation sont au cœur de l’enjeu, et les politiques de l’actuel Premier ministre Justin Trudeau et de son parti déçoivent à cet égard.
La Paix des braves
La « Paix des braves » est le nom donné à une entente d’acceptation de projets hydroélectriques par les Cris dans la région. Il est important de mentionner que cette dernière a été signée malgré une opposition récurrente aux projets préalables. Cette situation s’explique par le désir des acteurs locaux de développer une entente de nation à nation qui renforce les relations politiques, économiques et sociales des acteurs locaux (issus de la société majoritaire québécoise et les Cris). Les représentants de la société majoritaire reconnaissent l’importance d’inclure la voix des populations locales dans les projets de développement (hydroélectricité, foresterie, etc.). Cependant, pour que leur voix soit reconnue, il faut traduire le rapport au territoire en concept intelligible par la société majoritaire. De ce fait, l’intérêt envers les land users est grandissant, puisqu’il démontre l’impact des différents projets extractivistes sur les populations locales. Chaplier amène une notion intéressante de la performativité de la culture autochtone à travers l’attachement au territoire. Ainsi, l’identité même des acteurs se transforme avec les changements opérés sur le territoire national cris (par les acteurs du néolibéralisme).
Acteurs
Premièrement, on retrouve les Tallymen cris et leur famille. Ceux-ci sont les chefs de chasse (majoritairement masculins) et sont reconnus pour leur connaissance accrue du territoire; la gestion du territoire et de ses ressources (à la manière d’un intendant ayant comme principe le partage de ces ressources) leur est ainsi attribuée. Ensuite, la conférencière explique que le rôle des Tallymen permute actuellement vers un rôle d’entrepreneur : de par leur connaissance du territoire, ils représentent une voie rapide vers l’exploitation du territoire dans le modèle de développement capitaliste. Ainsi, il devient intéressant de constater que l’identité des chefs de chasse est intersubjective et porte à naviguer entre différents codes culturels. Il est alors impensable de décrire la situation sans rendre compte de la relation entre les acteurs : les Tallymen sont à la fois chefs de famille/chasse, représentants de la culture crie, entrepreneurs et négociateurs.
L’institution qu’est Hydro Québec constitue le deuxième acteur mentionné par la chercheure. On reconnaît que les relations entre les premiers et ces derniers sont apaisées grâce, entre autres, à l’implication des Cris dans l’économie des ressources à travers le partenariat avec des Tallymen. Également, on constate qu’Hydro Québec est davantage axée sur la médiation interculturelle.
Chaplier considère l’administration crie locale et nationale comme un acteur important. Nonobstant que cette institution ait l’autorité officielle sur le territoire, officieusement, ce sont les Tallymen qui y détiennent l’autorité. Ainsi, pour faire face à la situation, l’administration crie s’oriente vers des partenariats avec Hydro-Québec.
D’un esprit de coopération naît la corporation Niskamoon dans le but d’articuler un dialogue entre la société nationalisée et les populations locales. Cette corporation possède une structure bicéphale : une moitié sont des représentants de l’administration crie; l’autre est constituée de membres nommés par Hydro Québec. Bien qu’ils ne soient pas nommés, les Tallymen sont des acteurs-clés au sein des projets de la corporation. L’objectif de celle-ci est la négociation des leviers et limites de l’exploitation du territoire : la communauté représente le territoire et, en quelque sorte, cette dernière agit comme protagoniste de l’environnement. D’un autre côté, on propose des « écoles du capitalisme » pour favoriser une entrée dans l’économie néolibérale (entre autres, des Tallymen). Cependant, on reconnaît la nécessité de sauvegarde des intérêts collectifs sur le même territoire. La chercheure remarque que la valeur de partage des biens au sein de la communauté s’extrapole au partage des ressources du territoire. Niskamoon représente également un lieu de négociation ontologique relationnelle : on tente de minimiser l’impact du projet en veillant au bien-être des animaux et de la nature en aménageant des zones d’accueil pour les esturgeons, les oies, ou encore en relocalisant les castors avant la mise en eau du réservoir.
Enfin, les autres acteurs industriels, tels que l’industrie forestière représente un facteur de confusion entre les autres acteurs.
Concept de friction selon Tsing (2004)
Pour expliquer la situation interculturelle, Chaplier nous indique la nécessité de comprendre l’ontologie politique : le questionnement sur les autres façons de penser l’être humain dans le monde. Cette perspective permet de penser l’autochtonie non pas comme un passé éteint, mais comme un processus continu de revitalisation et de revalorisation. En ce sens, la chercheure nous explique également que la crise environnementale est l’enjeu de notre temps et nous permet de repenser les bases de la place de l’Homme sur Terre.
Mélanie Chaplier nous explique le concept de friction d’Anna Tsing (2004) pour expliquer les tensions entre les acteurs. Elle mentionne le fait que la friction n’est pas un confinement, que l’émancipation est possible à travers celle-ci. La chercheure mentionne la nature interculturelle de la friction et qu’il existe plusieurs systèmes de friction. La friction ontologique en représente une qui s’assoit sur la différence de perception quant à la place de l’être humain dans le monde. La friction foncière, c’est la différence sur les modèles territoriaux. Enfin, la friction socio-économique consiste en la manière de concevoir les modèles de société : si la société Cri est plutôt axée sur des rapports familiaux, le partage et le lien avec le territoire, la société majoritaire capitaliste s’articule autrement. Ainsi, la relation entre ces deux systèmes s’articule à travers une tension autour des perceptions de ce que la société doit prioriser. La friction rend le dialogue difficile, mais la résolution de la tension mène à une meilleure collaboration.
Ainsi, on remarque une triple dynamique à partir de laquelle il est impossible de percevoir une division marquée dans les situations de négociation entre les acteurs. De ce fait, il y a une négociation quotidienne du développement « industriel » ainsi que dans les familles cries quant au changement de dynamiques socioculturelles. Un niveau de complexité s’ajoute enfin par les enchevêtrements territoriaux, qui impliquent également un enchevêtrement de logiques différentes.
Discussion
Lors de la discussion suivant la conférence, un des éléments soulevés a été l’opposition entre le naturalisme et l’animisme. On y a réitéré l’idée selon laquelle la culture est un univers non hermétique du fait qu’elle est un processus dynamique en constante évolution.
Une autre question portait sur l’impact d’une corporation comme celle de Niskamoon sur la société. Il y a des retombées environnementales, telles que mentionnées supra avec le calcul des impacts des divers projets, avant, mais également après une perturbation dans l’écosystème. De plus, la corporation injecte du capital dans le système scolaire, facilite les occasions de participer au marché du travail comme salarié et offre également la possibilité aux Tallymen d’agir comme gestionnaires des ressources naturelles. Pour cette raison, les industries minières et forestières vont développer des structures similaires. L’innovation du modèle réside dans l’importance accordée à la transformation plutôt qu’à la destruction.
Enfin, il y a toujours la question de « l’authenticité » de la communauté crie : peut-on concevoir des critères qui disqualifieraient certains acteurs comme représentants de la culture autochtone? Mélanie Chaplier insiste sur l’aspect dynamique des cultures et sur le fait que les éléments de changement au sein d’une culture n’indiquent pas une perte identitaire et que « l’authenticité » elle-même est une notion à éviter lorsqu’il est mention d’autochtonie.