Pratiques hospitalières et diversité urbaine
Conférence de Sylvie Fortin
22 avril 2016
Sylvie Fortin est professeure titulaire au département d’anthropologie de l’Université de Montréal et professeure rattachée au département de pédiatrie de la faculté de médecine de la même université. Le 22 avril dernier, Sylvie Fortin a présenté au LABRRI les résultats de son projet « Pratiques cliniques hospitalières et pluralisme urbain » qui a fait l’objet de plusieurs publications, dont le texte « Conflits et reconnaissance dans l’espace social de la clinique. Les pratiques hospitalières en contexte pluraliste » paru dans un numéro spécial de la revue Anthropologie et sociétés dirigé par Fortin (https://www.anthropologie-societes.ant.ulaval.ca/node/350).
Lors de sa conférence, Sylvie Fortin a premièrement discuté de l’hôpital comme objet d’étude. Dans un contexte d’universalité de l’accès aux services de santé, l’hôpital devient une fenêtre sur le milieu social et politique dans lequel s’inscrit l’institution. Les relations sociales qui y ont lieu (les relations observables entre les individus) sont donc le reflet des rapports sociaux (les rapports entre les groupes dans la société). C’est ainsi un lieu riche pour étudier les complexités du vivre ensemble dans le contexte de diversité urbaine puisque c’est un lieu d’« hyper-diversité », un concept que Fortin emprunte à Hannah (2011). Cette notion reconnait la complexité identitaire des individus et dépasse les catégorisations uniquement ethniques. Dans les milieux hospitaliers se rencontrent donc des professionnels issus de diverses spécialités médicales et paramédicales, des individus, soignant-e-s et soigné-e-s, qui proviennent de divers milieux ethnolinguistiques et de classes sociales différents. L’hôpital est ainsi conçu comme un révélateur du social et des rapports sociaux, un microcosme de la société qui pourtant présente des spécificités importantes. L’institution est par exemple caractérisée par plusieurs cultures professionnelles et organisationnelles qui marquent de façon parfois contrastée la nature de la relation thérapeutique. À titre d’exemple, Sylvie Fortin illustre son propos en comparant les soins intensifs et les soins de longues durées.
Le projet présenté par Sylvie Fortin explore l’altérité dans la pratique clinique à travers le prisme des conflits qui peuvent survenir entre différentes spécialités médicales et à travers la relation entre soignant-e-s et soigné-e-s. Ces dernières sont corollaires du rapport qu’entretiennent le personnel médical avec la diversité, dans toutes ses formes. Pour Sylvie Fortin, le conflit donne à voir des tensions et permet leur résolution; le conflit est donc porteur de socialisation et de dialogue. Le projet repose ainsi sur un terrain en milieu hospitalier pédiatrique s’échelonnant sur plusieurs années, de 2003 à 2011, dans plusieurs sites urbains, soit Montréal, Toronto et Vancouver. La méthodologie de Sylvie Fortin triangule des observations en milieu hospitalier, 180 entretiens avec des médecins, des infirmier-e-s et d’autres soignant-e-s, ainsi qu’une soixantaine d’études de cas auprès de familles des soigné-e-s. La chercheure a choisi de faire ses observations aux soins intensifs et en hémato-oncologie puisque, par leur proximité avec la mort, ils sont lieux où apparaissent des moments pivots durant lesquels sont révélés les normes, les morales et les valeurs des individus et des groupes.
Dans ces espaces, la rencontre entre les soigné-e-s, les familles et les soignant-e-s s’articule autour de la négociation de la trajectoire de soin. C’est lorsqu’il y a une opposition entre la famille et les soignant-e-s quant au projet thérapeutique que l’altérité devient un enjeu et que la diversité est évoquée pour expliquer les différentes attentes de traitement. Si la différence de la famille, les croyances religieuses par exemple, les encourage à se conformer à la trajectoire de soins proposée, alors l’altérité n’est pas un enjeu. Toutefois, si la famille refuse le parcours proposé, la différence sera souvent évoquée pour tenter d’expliquer ce refus. C’est à ce moment que le patient devient « Autre », ce qui, en contexte clinique, se rapporte à l’idée de patient « difficile » ou « à problème ».
Une problématique soulignée par Sylvie Fortin dans ce rapport de négociation est l’inégalité dans la capacité des familles à influencer la trajectoire thérapeutique. Par exemple, elle découvre que certain-e-s soignant-e-s proposeront une offre de soins réduite à certain-e-s patient-e-s qui ont une moins bonne compréhension de la langue ou des codes majoritaires, dans le but de simplifier cette négociation.
Dans cette négociation du projet thérapeutique, certains moments pivots donnent lieu à des tensions et à des conflits. Sylvie Fortin en nomme trois : 1) l’incompréhension des enjeux biomédicaux qui orientent les trajectoires de soin ; 2) la volonté soutenue de la famille d’arrêter ou de continuer un projet thérapeutique et 3) la discontinuité des soins qui mène à une perte de confiance et des problèmes de communication. Ces conflits vont mettre de l’avant les positions des partis qui devront ensuite apprendre à les négocier. Mobilisant les écrits de Simmel (2010), Sylvie Fortin postule l’existence de trois modalités de fin de conflit : la victoire d’un parti sur l’autre, le compromis ou la réconciliation.
L’existence des conflits, ainsi que leurs issus, dépendront aussi des positions des soignant-e-s par rapport à la diversité. Leurs parcours de vie et leurs conceptions de l’altérité vont influencer leurs positions que l’on peut replacer sur un continuum. D’un côté se retrouve la réification de la culture comme explication des postures de l’autre. À l’autre pôle réside la perspective universaliste selon laquelle tous-tes les soigné-e-s sont pareils. Entre ces deux positions « extrêmes », il existe des positions mitoyennes humanistes et pragmatiques, dans lesquelles la différence est contextualisée et où il y a reconnaissance de la complexité de l’autre. Les deux extrêmes du continuum provoqueraient souvent les conflits, alors qu’avec les positions mitoyennes, les conflits existent, mais aboutissent plus souvent à des compromis et des réconciliations.
Finalement, Sylvie Fortin a abordé plusieurs cas dans lesquels des moments pivots, couplés avec des soignant-e-s qui avaient des positions extrêmes dans le continuum présenté, aboutissaient à un écart de plus en plus grand entre les soignant-e-s et les familles et finalement à des conflits presque insolubles. Un autre facteur soulevé par l’auteure pour expliquer ces conflits est le manque de temps, de ressources, de formation et de volonté politique dans les hôpitaux et au gouvernement pour faire face aux conflits et à la diversité.
Ce projet de Sylvie Fortin touche donc autant à l’anthropologie médicale, à la sociologie, aux études urbaines, qu’aux études de la diversité et du pluralisme. La triangulation des sources de données entre l’observation, les entretiens et les études de cas, et entre les perceptions des soigné-e-s, de la famille et des soignant-e-s permet de mettre en lumière énormément de dynamiques complexes qui traversent le rapport entre diversité urbaine et pratiques hospitalières.
Pour conclure, la notion de « moment pivot » que mobilise Sylvie Fortin démontre sa pertinence pour penser le rapport à l’altérité. Dans les lieux qu’elle a choisi d’étudier, la proximité de la mort et les négociations concernant les parcours thérapeutiques des patient-e-s sont propices aux tensions et aux conflits. C’est à ce moment que l’Altérité devient un enjeu et qu’interviennent les moments pivots. Ceux-ci font apparaitre les normes, les croyances, les valeurs et les différences des partis. Ces moments pivots ne sont pas uniques au milieu hospitalier. Ils sont effectivement bien présents dans les relations interculturelles en général. Ils ne doivent toutefois pas être conçus comme n’étant pas souhaitables. Au contraire, c’est à travers l’explicitation de ces différences (en terme de valeurs, de croyances ou de prises de positions) que le dialogue devient possible. Ces moments pivot sont donc pertinents comme outil d’analyse pour montrer la portée constructive des tensions dans la rencontre interculturelle.
Texte de Mathilde Gouin-Bonenfant