Atelier avec Dany Rondeau : “L’interculturel comme catégorie épistémologique”

Compte-rendu et réactions à la présentation de Dany Rondeau au LABRRI: « L’interculturel comme catégorie épistémologique »

Par Rachel Boivin-Martin

Le 15 mars dernier, le LABRRI recevait Dany Rondeau spécialiste en éthique et professeure au Département des Lettres et Humanités de l’UQAR :

« L’interculturel est un concept plutôt marginal en philosophie. » explique prof Rondeau. Également perçu comme trop fleur bleue en sciences sociales, l’interculturel pensé en termes épistémologiques est apparu à la conférencière comme pouvant pallier les faiblesses des théories modernes sur les questions pratiques de philosophie qui traitent du pluralisme.

C’est en s’interrogeant d’abord sur l’universalisme des valeurs dans le contexte de l’aide internationale, tout en constatant la pluralité des morales que la professeure s’est lancée sur les pistes d’une éthique interculturelle[1]. Celles-ci lui permettraient aussi de préciser la signification du concept de pluralité et pluralisme, chose qui apparaît importante dans la mesure où les termes sont utilisés abondamment aujourd’hui. Dans cette optique, le pluralisme « dans sa version forte » comme l’auteure le qualifie, irait plus loin que le seul constat de la pluralité et également plus loin que le simple respect de la différence, en cherchant des façons de comprendre et de vivre la pluralité de nos sociétés tout en visant l’épanouissement de tous.

L’interculturel comme catégorie épistémologique prend pour bases théoriques les écrits de Raimundo Panikkar et d’Axel Honneth. Elle pose, entre autres, le postulat que les confrontations entre différentes conceptions du monde, autant au niveau des personnes, des communautés que des sociétés, ne peuvent être évitées et sont parfois même nécessaires à la reconnaissance de soi et de l’autre. Ainsi, si ce processus de mouvement vers l’autre qui intéresse particulièrement Panikkar est toujours risqué, c’est surtout parce qu’il faut d’abord passer par soi. Cela nécessite une prise de conscience de sa propre histoire, source de ses « précompréhensions » (Gadamer), « de procéder à une compréhension et à une critique de sa tradition » (Panikkar). Détourné temporairement de sa propre compréhension, décentré[2],  « LÀ » survient la rencontre avec l’autre, avec sa manière de concevoir le monde…

Autre élément important de cette approche, est la recherche constante d’un dialogue authentique. Une méthode interculturelle vise à ce que, le soi découvre à partir de quel horizon il comprend le monde (famille, spiritualité, citoyenneté…) tout en cherchant également à toucher l’horizon de l’autre, sans nécessairement penser pouvoir un jour le saisir.

La professeure suggère l’éthique de Jean-Marc Ferry qui s’intéresse aux dimensions historiques de l’identité et leur narrativité, comme exercice de mémoire et de reconstruction avec l’autre, rendant possible la rencontre de deux horizons. La tâche n’apparaît pas des plus simples, mais se rapproche de concepts « chouchous » de certaines approches en anthropologie qui s’intéressent aussi à la mémoire, à la reconnaissance et au dialogue. [3]

Il n’en demeure pas moins que pour passer de la théorie à la pratique, des compétences nommées interculturelles sont à développer. Sert à titre d’exemple la présentation du programme du cours Éthique et culture religieuse (ECR). Celui qui connut depuis son lot de controverses[4] est créé en 2008 en remplacement aux cours d’enseignements religieux et morales au niveau primaire et secondaire.

Pour ce faire, Dany Rondeau nous place à l’intersection entre éthique et interculturel, elle qui connaît le programme du bout de ses doigts pour s’intéresser, à l’heure actuelle, à la formation des professeurs à la pratique du dialogue dans le programme :

La structure du programme se compose de trois axes majeurs, soit l’éthique, les connaissances des diverses traditions religieuses et les compétences formelles (outils de réflexion). Un cheminement qui nécessite un va-et-vient allant d’un axe à l’autre, montre comment les élèves passent « d’un positionnement moral à une réflexion éthique ».

Une critique adressée au programme est d’encourager un certain relativisme. Après cette présentation du programme ECR, il nous apparaît que bien que les élèves soient appelés à s’interroger sur « les valeurs et les normes qui sous-tendent la conduite humaine »[5] et à prendre conscience que celles-ci ne sont pas universelles, cela ne semble pas être une réflexion qui a pour objectif de rivaliser avec les croyances particulières. En se référant aux éléments théoriques présentés plus haut, la rencontre des horizons est encouragée et mise à profit, deux choses qui sont impossibles du point de vue relativiste, ou à l’extrême, nihiliste, où tout est équivalent et permettrait d’acheter une forme de paix sociale. Les objectifs du programme semblent plutôt s’inscrire dans une volonté de réflexion commune sur le mieux-être collectif. D’une certaine façon, en tenant pour « acquis » les droits individuels, les élèves qui respectent les territoires symboliques de chacun s’exercent maintenant à créer des ponts entre ceux-ci. Vaste programme!

De plus, le fait d’accorder une place privilégiée aux éléments historiques et culturels catholiques, protestants et judaïques tout comme aux spiritualités des peuples autochtones laisse supposer que ceux-ci sont reconnus comme constitutifs du patrimoine québécois. Ces traditions et les autres rencontrées dans un Québec plus récent contiennent des vérités relatives, mais pas nécessairement à parts égales constitutives dans une perspective historique. Comme Dany Rondeau le mentionnait : « Relativiser n’est pas un exercice qui mène nécessairement au relativisme “extrême”. » Il peut servir à rencontrer l’autre dans sa différence, tout en ne sacrifiant pas ses valeurs.

Le programme ECR cherche à développer par diverses situations d’apprentissage autant des compétences pour le dialogue que des connaissances sur les différentes traditions religieuses du contexte québécois actuel. Guidés par le professeur, les élèves explorent les différentes traditions religieuses, dont la leur, en développant un regard curieux sans pour autant avoir à présenter leur rapport personnel à la religion.

En fin d’atelier, la conférencière nous proposa un exercice qui invitait les participants à tracer les contours d’une situation d’apprentissage. Le but était de réfléchir à un exercice en classe sur des sujets variés tels les rapports familiaux, le rapport à l’autorité… qui par une approche narrative mettrait à l’œuvre une herméneutique de l’autre.

Certains exemples présentés par les participants proposaient, entre autres, l’utilisation de productions médiatiques et culturelles comme objet tierce. Pour le justifier, un groupe croyait que l’échange libre et la reconnaissance de soi et de l’autre pourraient se trouver facilités lorsque les individus se trouvent côte à côte et non face à face. Une autre équipe présentait les jeux de rôles comme pouvant favoriser l’expression libre de systèmes de valeurs et du processus de décentration.

Un des constats : Le défi est de taille pour les professeurs qui doivent s’assurer, entre autres, que les discussions ne se voient pas prises dans le cul-de-sac du jugement moral.

La présentation de Dany Rondeau nous aura permis d’explorer d’autres éléments philosophiques fondamentaux d’une approche interculturelle et de constater, en première impression, l’aspect innovateur de ce programme éducatif qui semble éviter les pièges du relativisme tout en osant aborder la question de la pluralité des morales dans le contexte politique et social actuel.


[1]Voir, entre autres, les textes de Dany Rondeau: La relation des droits aux devoirs: interculturelle (2008), Comprendre le phénomène religieux: conditions d’une éthique pluraliste (2008), Fondements philosophiques et normatifs du programme Éthique et culture religieuse : une analyse sous l’angle de la reconstruction (à paraître).

[2] La décentration est un processus proposé par le psychologue du développement Piaget qui implique que le sujet acquiert une perspective qui se situe à l’extérieur de son point de vue propre. L’anthropologue sur le terrain est souvent appelé à prendre conscience qu’il y a (toujours) plus à savoir que le sens immédiat que ses schémas de connaissances lui offrent.

[3] Voir, entres autres, les texte de Johannes Fabian Time and the other (2002) et Remembering the present (1996).

[4] Voir la page Wikipédia sur le sujet qui trace les grandes lignes du débat et offre des références pertinentes sur les divers positionnements: http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89thique_et_culture_religieuse

[5] Éléments du canevas du cours Éthique et cultures religieuses

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