Un compte-rendu du texte “Le culturalisme traditionaliste africaniste” de Jean-Pierre Olivier de Sardan
Par Laurie Savard
Le texte de l’ethnologue français Jean-Pierre Olivier de Sardan, Le culturalisme traditionaliste africaniste. Analyse d’une idéologie scientifique paru en 2010 dans les Cahiers d’études africaines, est pour le moins provocateur de discussions. L’exposé commence en constatant que le comportement des agents du gouvernement en Afrique diverge souvent des normes officielles. L’auteur cautionne la véridicité du fait, mais s’élève contre l’explication de celui-ci qu’élaborent certains chercheurs en anthropologie et en sciences politiques. Olivier de Sardan résume leur position comme suit : « Si les comportements des agents de l’État en Afrique sont si peu conformes aux normes officielles, ce serait parce qu’ils suivraient des normes sociales issues pour une bonne part de leur culture ancestrale … » (Sardan 2010 : 452). Il se dresse vigoureusement contre celle-ci parce qu’il estime qu’elle est un retour aveugle vers le culturalisme. Plus précisément, ce type d’explication serait une projection de la « culture africaine » remplie « de clichés et de stéréotypes, sans ancrages empiriques, qui prennent la forme d’une idéologie scientifique qu’on pourrait appeler le “culturalisme traditionaliste africaniste” » (Sardan 2010 : 420) ou CTA qu’Olivier de Sardan accuse de « essentialisation, déterminisme, homogénéisation, dé-historicisation, sociétisation » (idem : 430).
Sa critique vise l’analyse des chercheurs qui, trop souvent sans s’en rendre compte, généralisent les effets du passé sur les comportements actuels des Africains. Selon lui, ces effets sont multiples et complexes et devraient être méticuleusement décortiqués, analysés, situés, et ce, par une méthodologie qui privilégie le plus possible l’enquête rigoureuse de terrain. En d’autres mots, seule une étude du passé traditionnel africain pourrait expliquer de quelles manières il influence les comportements actuels des gens. Généraliser les effets du passé serait une déviation vers le culturalisme. Olivier de Sardan entreprend d’expliquer le regain de popularité du CTA par une analyse historique de la transformation du concept de culture dans laquelle il considère l’apport du sociologue Talcott Parsons comme centrale. Le sens du concept aurait eu deux périodes importantes : l’« avant-Parsons » (avant 1950) et l’« après-Parsons ». La première serait caractérisée par une définition de la culture englobante qui comprend toutes les spécificités sociales d’un peuple (i.e la langue, la religion, l’art, les règles sociales, etc.). Selon Olivier de Sardan, c’est après la Deuxième Guerre mondiale que le concept de culture aurait changé avec l’arrivée de l’analyse de Parsons : « Désormais, il prend un sens idéel, cognitif, symbolique, sémiologique» (idem: 435). Le concept de culture a maintenant une dimension plutôt intangible et ressemble à ce qu’on pourrait appeler une « vision du monde ». Ce que la culture comprend est maintenant immatériel (valeurs, morale, code, symbolisme, etc.), se concentre sur des domaines virtuels. En anthropologie, il constate que ce changement a engendré un empirisme moins rigoureux et moins multidimensionnel. Ceci aurait entrainé une surinterprétation et une généralisation des analyses culturelles.
Parsons aurait aussi influencé le concept par sa dichotomie entre les « cultures traditionnelles » et les « cultures modernes ». L’opposition entre le traditionnel et le moderne est ici évidente et teintée d’une vision occidentale. Cette dichotomie aurait entraîné un oubli de la perspective historique ainsi qu’un oubli des processus historiques complexes. Olivier de Sardan en infère que les effets de Parsons sur l’analyse de la culture africaine seraient une standardisation et une traditionalisation des représentations de l’Afrique. Pour lui, ces effets sont des traces vivantes du CTA. Face à ces critiques, Olivier de Sardan propose une prise de position qui essaie d’aller à l’encontre du CTA. Celle-ci se base, entre autres, sur une nécessité de : « réintroduire les pratiques, qui sont observables, dans une définition de la culture devenue trop idéelle et évanescente » (idem: 442). Il propose aussi de circonscrire les analyses à l’étude des faits empiriques spécifiques. En d’autres mots, il faut faire attention aux généralisations : limiter ses interprétations à des échelles moins grandes et construire méticuleusement celles-ci par des travaux empiriques approfondis mis en commun entre chercheurs pour établir une vision globale (dans le sens comparative). Il finit par recommander un « usage mesuré et circonscrit du concept de culture, gagé sur des travaux empiriques qui permettent d’échapper à la vague des stéréotypes exotiques et à l’illusion passéiste » (idem: 444).
Serait-il possible de se servir de l’analyse d’Olivier de Sardan pour mieux comprendre les relations interculturelles ? En effet, j’estime qu’elle est très utile. Habituellement, lorsqu’on parle d’interculturel, on parle de deux personnes de cultures différentes qui se rencontrent. Selon moi, l’influence de la culture d’un individu dans ces relations a tendance à être généralisée, surtout dans l’espace public. Comme le précise Olivier de Sardan, le concept de culture est souvent présenté comme une sorte de brique de valeurs d’un peuple et non comme un phénomène multifactoriel qui a aussi une part individuelle. Je crois que les influences de la culture sur nos relations interculturelles sont souvent généralisées et devraient plutôt, comme le prescrit Olivier de Sardan, être situées, analysées, explicitées. Ne pas le faire pourrait, à tort, simplifier ou exagérer l’influence de la culture. Quand on y pense, une relation interculturelle n’est pas une relation entre cultures, mais une relation entre deux (ou plusieurs) êtres complexes chacun porteur d’une tradition culturelle : « chaque soi et chaque Autre est porteur de culture et de tradition ; de sorte que toute rencontre entre deux individus est constitutivement une rencontre des cultures et des traditions » (onglet Contexte, ce blogue) Pour éviter le piège d’une surinterprétation de l’apport du culturel, le premier pas est probablement de se rendre compte que nous sommes tous, sans exception, des êtres culturels. La seconde étape serait d’essayer de comprendre comment ce bagage culturel influe sur nos comportements, nos pensées, nos relations avec les autres, etc. Par la suite, il sera possible de voir l’importance de la culture dans la compréhension de l’Autre.
Le texte d’Olivier de Sardan est disponible aux éditions de l’E.H.E.S.S. :
SARDAN Jean-Pierre Olivier (2010), Le culturalisme traditionaliste africaniste. Analyse d’une idéologie scientifique, Cahiers d’études africaines, numéro 198-199-200, pp.419-453.