Conférence de Marie-Claire Foblets : “La politique migratoire de l’Union européenne : La construction d’un espace transnational pris en tenaille entre le droit des États et le respect du droit des personnes”

La politique migratoire de l’Union européenne : La construction d’un espace transnational pris en tenaille entre le droit des États et le respect du droit des personnes
Conférence présentée le 6 octobre 2017 par Marie-Claire Foblets de l’Institut Max Planck

Compte rendu de Isabelle Comtois

Marie-Claire Foblets est la directrice du département « droit et anthropologie » de l’Institut Max Planck d’anthropologie sociale. Licenciée en droit et docteur en anthropologie, elle s’est, entre autres, intéressée aux questions de droit en lien avec les migrations et les minorités. Dans le cadre de cette conférence, Marie-Claire Foblets a présenté les défis que rencontre l’Union européenne concernant la politique migratoire, prise en tenaille entre le droit des États membres et le respect du droit des personnes. Trois grands thèmes ont été abordés : (1) les grands principes qui ont mené à la construction de l’Union européenne ; (2) les droits de la personne et les politiques migratoires en lien avec les vagues migratoires successives depuis la Deuxième Guerre mondiale ainsi que (3) les défis contemporains liés aux politiques actuelles du contrôle des frontières, des droits de la personne et de la réalité migratoire.

 

Les grands principes de la construction européenne

Le principe de libre circulation des personnes est l’un des principes fondamentaux qui a permis d’unir les pays européens. En vertu de celui-ci, tout citoyen européen ainsi que les membres de sa famille peuvent se déplacer dans un autre pays de l’Union européenne pour voyager, y étudier, y travailler et y résider. La libre circulation des personnes a pris sa source dans le libre-échange des biens et services. S’inscrivant dans cette logique économique, la libre circulation s’appliquera d’abord aux salariés et aux travailleurs indépendants offrant des services. Dans les années 1990, le principe de libre circulation des personnes se déliera du marché du travail, et se généralisera à l’ensemble des ressortissants européens.

Le principe de citoyenneté européenne est paradoxal. Selon le Traité de l’Union européenne est citoyen européen toute personne ayant la nationalité d’un État membre ou affilié à un ressortissant européen, soit par des liens maritaux ou filiaux. La citoyenneté européenne s’ajoute donc à la citoyenneté nationale, mais ne la remplace pas. Étant donné que chaque État membre demeure souverain avec des conditions plus ou moins restrictives d’attribution de leur citoyenneté nationale, l’accessibilité à la citoyenneté européenne est donc peu ou prou facile selon le pays de résidence. Par contre, la création du statut de résidents de longue durée permet à certaines personnes de bénéficier conditionnellement d’une relative liberté de circulation.

Le troisième principe abordé est celui de la confiance mutuelle entre États membres concernant les décisions judiciaires. Pour rendre exécutoire un acte ou un jugement émis par un État dans un autre État, il fallait passer auparavant par une procédure d’exequatur. Selon ce principe de confiance mutuelle, les États membres sont désormais appelés à une reconnaissance mutuelle des actes et jugements émis par les autres États membres. Ces derniers demeurent néanmoins réticents à reconnaître certaines décisions judiciaires d’un autre État membre (ex. : mariage homosexuel, adoption). Récemment, la reconnaissance du statut de réfugié d’un État membre à l’autre a été source de questionnement et de tensions.

Le quatrième principe touche au respect des droits de la personne. Dans l’Union européenne, les droits de la personne relèvent de deux ordres juridiques, soit la Cour européenne des droits de l’Homme siégeant à Strasbourg et la Cour de justice des Communautés européennes siégeant au Luxembourg. Bien que complémentaires, ces deux ordres juridiques sont complexes, parfois en opposition et peuvent parfois sembler contre-productives.

Le principe de subsidiarité vise, quant à lui, à privilégier le niveau inférieur d’un pouvoir de décision aussi longtemps que le niveau supérieur ne peut pas agir de manière plus efficace. Ainsi, un pays européen va laisser aux régions les domaines dans lesquels elles sont les plus compétentes, et inversement l’État aura les responsabilités dans les champs d’intervention pour lesquels il est le plus compétent. Il en est de même entre les États membres et l’Union européenne. Par contre, ceci soulève un défi touchant le transfert des compétences des États membres vers l’Union européenne, car les 28 pays (bientôt 27) doivent s’entendre pour procéder à un transfert de compétences vers l’Union européenne. Pour le développement et l’application d’une politique concernant l’asile et l’immigration, c’est le niveau européen qui semblerait le mieux adapté. Cependant, plusieurs tensions et désaccords existent au sein des États membres sur ces questions.

Le dernier principe concerne la politique extérieure de l’Union européenne. Au principe de liberté de circulation correspond une politique des frontières extérieures visant à garantir un espace de liberté, de sécurité et de justice aux ressortissants européens tout en exerçant un contrôle serré des non-Européens sur le territoire. Parmi les autres défis que doit surmonter l’Union européenne, il y a le fait que les États-Unis ne soient plus aussi bien disposés qu’auparavant à soutenir l’Europe en cas de menaces extérieures. L’Union européenne est donc appelée à créer ses propres mécanismes de défense. Par ailleurs, est-ce que l’Union européenne, en tant qu’instance politique supranationale, devrait faire partie des organisations internationales comme le Bureau international du travail et l’ONU ?

 

Les droits de la personne et les politiques migratoires en lien avec les vagues migratoires successives depuis la Deuxième Guerre mondiale

 

Les années 1950

Après la Deuxième Guerre mondiale, les États européens ont mis en place des régimes généraux d’accueil, surtout pour les personnes dissidentes en provenance du bloc communiste. Les droits de l’Homme prévoient, entre autres, le droit d’asile visant à protéger les réfugiés politiques menacés de persécution pour leurs opinions politiques. Ainsi, toute personne a le droit de demander l’asile politique. Par contre, cet asile n’est pas accordé à tous. De ce droit découle le principe de non-refoulement stipulant qu’un État ne renverra pas une personne demandant l’asile vers le pays où sa vie pourrait être menacée, et ce, même durant la période d’examen de sa demande. La mise en place de ce droit et de ce principe a eu un effet attractif. La forte croissance du flux migratoire a fait passer les délais de traitement des demandes de quelques mois à deux ou trois ans. Ces longs délais font en sorte que d’autres droits entrent en jeu, dont les droits concernant la protection des enfants nés sur le territoire européen et qui n’ont pas connu d’autres pays.

Les années 1960

En dépit de ces grands mouvements migratoires à travers l’Europe, la période de reconstruction d’après-guerre a été marquée par d’importantes pénuries de main-d’œuvre. Pour y faire face, les États européens ont misé sur la migration du travail par la signature de nombreux accords bilatéraux de main-d’œuvre, principalement avec les pays africains et l’Indonésie (anciennes colonies). Pour encourager ce flux migratoire, les États ont mis en place un ensemble de droits sociaux et de la famille qui, assortis de quelques conditions (ex : pas de polygamie), permettaient les regroupements familiaux en plus de permettre à ces personnes de bénéficier d’une pension européenne une fois de retour au pays d’origine au moment de la retraite.

Les années 1970-1980

Avec la crise économique des années 1970, plusieurs pays européens ont tenté́ de réduire les flux migratoires. Cette période est marquée par une forte volonté de stimuler le marché intérieur tout en renforçant les frontières extérieures. Par contre, les pays européens ne sont pas parvenus à freiner ce flux migratoire, et ce pour plusieurs raisons : le respect de droits de l’Homme, les politiques de regroupement familial, la volonté d’attirer une main-d’œuvre qualifiée, la diplomatie, la présence d’expatriés dans les organisations internationales, le nombre croissant de réfugiés et les étudiants étrangers qui restent une fois leurs études terminées. L’exception devient alors la règle.

Les années 1990 à aujourd’hui

Les années 1990 sont marquées de plus en plus par les migrations humanitaires en raison des risques de persécution ou de l’impossibilité pour les personnes de vivre où elles vivent pour des motifs économiques ou environnementaux. Alors que le droit international ne prévoit pas de protection pour ces deux derniers facteurs, les droits de la personne jouent un rôle de plus en plus protecteur. En effet, il arrive de plus en plus fréquemment que les États européens soient dans l’impossibilité de retourner des personnes dans leur pays d’origine, soit parce qu’elles sont sans papier depuis très longtemps, à cause de l’impossibilité de les identifier officiellement, des délais excessivement longs de traitement des demandes d’asile ou d’immigration par les autorités. Cela fait en sorte que les personnes ont eu le temps de fonder leur propre famille alors que la situation du pays d’origine s’est détériorée ou encore parce qu’il y a absence de collaboration avec les autorités du pays d’origine. En regard des droits de la personne, il n’est plus possible de les retourner. Plusieurs États européens vont mener, au compte-gouttes, des campagnes de régularisation. Les droits de la personne rendent donc difficile l’imposition de politiques de migration restrictives.

 

Plusieurs illustrations des défis contemporains liés aux politiques actuelles du contrôle des frontières, des droits de la personne et de la réalité migratoire.

Progressivement, nous observons un transfert des compétences des États membres vers l’Union européenne concernant les questions d’asile et d’immigration. Par exemple, l’Union européenne va adopter des directives ou des législations qui sont à la fois contraignantes et souples, (ex. : les personnes ont droit à la mesure du regroupement familial d’ici trois ans). Ces mesures permettent une certaine harmonisation au sein de l’Union européenne. Par contre, nous observons que certains pays ayant des politiques d’asile et d’immigration souples se rigidifient et que ceux ayant des politiques rigides se voient conforter dans leur position. Les États européens désirent donc développer un marché intérieur fort en facilitant, entre autres, la libre circulation des ressortissants européens tout en cherchant à renforcer les frontières extérieures de l’Union européenne. L’Europe est également le continent des droits de la personne. Est-ce qu’il existe une réponse européenne aux flux migratoires permettant de concilier ce double objectif ?

La création de l’espace Schengen, puis Dublin, a permis la création d’un espace sans frontières intérieures commun à certains pays d’Europe. Schengen s’accompagne, par contre, d’exceptions. Si un État croit se trouver en une situation de vulnérabilité et désire, dans ce cas, rétablir ses frontières nationales, il peut solliciter une exception auprès des communautés européennes. La France l’a fait dans les années 1990 lors de la guerre civile d’Algérie. Certains pays avaient d’ailleurs rétabli temporairement leurs frontières lors de leurs campagnes de régularisation. La décision d’interdire ou d’accepter une personne non européenne dans l’espace de Schengen revient au pays où cette personne a fait son entrée. Dans l’éventualité où elle se déplacerait vers un autre État et qu’elle ne répondrait pas aux critères (ex. : faux papiers), cet État pourrait notifier son désaccord et reconduire cette personne dans le pays où elle fait son entrée. Ce dernier payant ainsi le prix de sa non-efficacité. La frontière Schengen a eu l’effet contraire aux attentes. Au lieu de constituer un frein aux flux migratoires, elle avait un pouvoir attractif, car une fois la frontière traversée et en ayant en sa possession un visa de trois mois, plusieurs personnes avaient tendance à s’évaporer sur le territoire européen. Avec la crise migratoire, des pays comme la Grèce et l’Italie ont été dans l’incapacité de gérer ce flux migratoire en dépit du fait qu’il soitimpossible, en vertu des droits de la personne, de retourner ces personnes dans leur pays d’origine.

Lors de la crise migratoire, la Grèce avait un régime d’accueil des réfugiés problématique, car le pays ne savait comment faire face au flux migratoire, et laissait les réfugiés partir vers le nord de l’Europe. En 2011 l’ arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce  fut prononcé par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a condamné les deux États pour violation de l’article 3 de la Convention : la Grèce de manière directe, du fait des traitements inhumains et dégradants réservés aux demandeurs d’asile dans ses centres. L’article 3 fait référence au droit à la dignité, soit le fait de ne pas être soumis à des conditions dégradantes et inhumaines. La Belgique fut condamnée de manière indirecte (violation par ricochet), pour renvoi vers la Grèce des demandeurs d’asile en fonction du règlement Dublin. L’article 3 prévoit que si un demandeur d’asile est gravement malade, mais n’a pas la possibilité de recevoir le traitement équivalent dans son pays d’origine, la personne ne sera pas retournée en raison du droit à la dignité. Appliqué de manière extensive, l’article 3 a également force de loi à l’intérieur de l’Union européenne. Cet article a complètement bloqué le règlement de Dublin.

Au moment le plus fort de la crise migratoire de 2015, l’Union européenne avait adopté une pratique visant à une répartition obligatoire des demandeurs d’asile arrivés en Grèce et en Italie à travers l’Europe. Certains pays n’étaient pas d’accord, dont la Hongrie et la Slovaquie avec le soutien de la Pologne et, au nom de leur souveraineté nationale et en accord avec l’application du règlement de Dublin, ont décidé de porter plainte à la cour du Luxembourg. Le jugement est tombé en septembre 2017, quelques semaines avant la fin de l’entente sur la répartition qui maintenait le principe de solidarité entre les États membres face à cette crise migratoire.

Les ressortissants des pays tiers qui ne sont pas des citoyens européens sont donc dépendants du code de la nationalité de chaque État membre. Certaines personnes demeurent sujettes de ce pays tiers et d’autres personnes choisissent de ne pas devenir ressortissantes européennes, car elles perdraient la nationalité de leur pays d’origine. Est-ce que ces personnes doivent être pour autant limitées dans leur liberté de circuler ? L’Union européenne a donc créé le statut des résidents de longue durée. Il s’agit d’un statut européen, mais les États membres n’ont pas voulu relâcher les contrôles. Pour avoir ce statut, la personne doit le demander en plus de résider cinq ans dans ce pays. Si elle veut circuler librement dans un autre État membre, ce dernier peut la soumettre à une politique d’intégration (ex. : compétence linguistique).

Tout le monde est garant des droits de l’homme. Ils s’appliquent à tous. Il ne s’agit pourtant pas de droits absolus, sauf en ce qui concerne l’article 3 relatif au droit à la dignité. La question est de savoir si un droit à préséance sur un autre et cet examen est actuellement très opaque.

Les administrations, face à des situations très semblables, prennent parfois des décisions très différentes. En certaines occasions, un État est tenté de faire appel aux cours internationales pour obtenir une réponse univoque, par exemple sur le port du voile. Tous les pays ont leurs propres politiques à cet égard et les droits de l’homme permettent l’un et l’autre. La cour de Strasbourg avait rendu deux ou trois arrêts qui affirmaient qu’on ne peut pas dire si c’est permis ou interdit, mais que cela nécessite une analyse contextuelle (ex. : petites croix discrètes, le symbole n’empêche pas l’exercice du travail et la personne exprime sa volonté de vivre sa religion).

Le 14 mars 2017,  la cour du Luxembourg a rendu un jugement différent. Des associations de France et Belgique ont fait appel à ce tribunal concernant le port du foulard dans les entreprises privées. Deux femmes embauchées à un moment où l’employeur n’avait pas de politique concernant le port de signes religieux. Dans un cas, il y avait eu menace de congédiement et, dans l’autre cas, l’employeur avait passé un code vestimentaire avec un interdit après l’embauche de la personne. En droit contractuel, on ne peut pas changer les termes du contrat une fois ce dernier signé. La cour du Luxembourg a donné préséance à la liberté d’entreprise, car le port du voile est considéré comme un risque commercial en raison d’une perte potentielle de clients. Il y a eu un tollé, car ces personnes sont considérées comme des risques mercantiles. La cause est actuellement portée en appel à la cour de Strasbourg.

L’Union européenne dispose de compétences très limitées en ce qui concerne la famille. Cela peut créer des tensions liées au principe de confiance mutuelle, soit dans la reconnaissance mutuelle des actes et des jugements émis par les différents États. Selon le principe de libre circulation, les ressortissants européens peuvent se déplacer d’un pays à l’autre avec tout ce qu’ils ont imaginé comme vie familiale. Par contre, ce ne sont pas tous les États membres qui ont la même vision sur certaines questions, dont par exemple le mariage homosexuel.

L’Europe aujourd’hui, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’est pas complètement désarmée face au phénomène migratoire. Les instruments juridiques ne manquent pas pour aiguiller cette migration, c’est au contraire la volonté politique dans le chef de certains États pour les mettre concrètement en œuvre qui fait défaut.

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