Compte-rendu proposé par Estelle Prébolin
En ce vendredi 23 septembre 2011 l’équipe du Labrri s’est rassemblée autour d’un sujet très préoccupant : celui de la peur exprimée sur la sphère publique par les citoyens québécois, en particulier durant les séances plénières mises sur pied par la Commission Bouchard-Taylor. Durant cet atelier, nous avons eu le privilège d’entendre Jorge Frozzini, venu à ce propos nous présenter son travail de thèse. En effet, il a exploré, plusieurs années durant, les questions de l’intimité et de son expression dans les rapports interculturels au Québec[1]. Cette approche est envisagée dans une perspective innovante puisqu’elle n’entend pas questionner l’intimité dans son sens le plus communément accepté, soit en tant que synonyme des rapports qui s’instaurent et s’entretiennent au sein de la sphère privée. Plus précisément, il s’agit selon Jorge de s’interroger sur la manière dont le concept d’intimité permet d’appréhender, de cerner et de comprendre des phénomènes propres aux interactions micro et macrosociologiques, formant en quelques sortes une imaginaire social (Appadurai) à part entière. Cet imaginaire serait perceptible à travers une mise en scène particulièrement « banale », propre aux séances plénières de la Commission notamment.
Cette mise en scène de la « banalité » (tel que l’entendait De Certeau) ne serait pas innocente et sans conséquence d’un point de vue sociologique. En effet, la Commission aurait pu demeurer dans l’espace de confinement, tel que cela a pu s’observer dans le traitement des affaires sur le cas du voile en France. Or, cela ne fut pas le cas. La fonction de la Commission dépendait en outre de sa mise en public.
Ainsi, l’idée originale de Jorge à consister à reprendre le concept d’intimité qui est utilisé dans le domaine du marketing et à l’appliquer dans l’analyse des produits culturels. Jorge a su observer dans quelle mesure ces interactions, telles qu’elles ont pu se produire et s’observer dans le cas de la Commission Bouchard-Taylor, ne sont pas sans rapport aux sentiments d’insécurité (Taylor) et de peur. C’est pourquoi Jorge a entrepris des recherches sur ces sentiments dans le cadre de son postdoctorat.
En observant les réactions sur les plateformes de discussions et forums d’expression mises en place au Québec durant la Commission, la notion de peur est apparue selon Jorge contiguë à différents facteurs et thématiques. L’histoire du Québec et d’autres évènements plus récents ont influencé selon lui cette peur de l’Autre que l’on trouve chez les « québécois de souche ». Jorge souligne combien il est intéressant d’analyser le lien entre la peur de ne plus exister en tant que groupe ethnique et la présence de l’immigrant. Ce dernier point n’est pas sans rapport à a tradition anthropologique et laisse matière à penser et repenser notre discipline en tant que médiateur culturel.
Les questionnements qui parcoururent l’atelier furent très pertinents, interrogeant entre autres la légitimité et le rôle des médias, le statut de l’expertise prodiguée durant la Commission, les limites de la mise en scène du Soi, ainsi que son besoin d’expression croissant dans la modernité. L’interdisciplinarité, la mémoire, l’imaginaire culturel furent vivement débattu. La question du rôle de l’anthropologue ne se veut pas tabou dans la mise en scène de la banalité. La question, selon Jorge, tient à déterminer la « bonne » méthode et manière d’envisager ce genre de discours banal.
Il faudrait selon moi introduire une réflexion critique et réflexive concernant le regard du chercheur face à l’expression de la peur. Est–il possible d’interroger l’angoisse, au lieu de la dénoncer, ou de la contraindre au silence ? C’est le questionnement qui va nous intéresser dès à présent. Il suffirait de ne pas éviter une telle confusion scientifique, en situant la facticité du quotidien en dehors des propos selon le point de vue du chercheur fondent leur intérêt.
L’atelier aura contribué à dénoncer ce que les scientifiques définissent comme « l’ordre populaire ». Mettre en scène la peur des individus est un risque auquel il s’agit de se mesurer. Je ferai ici l’état de mon étonnement, misant sur la mécompréhension et cette mise à l’écart (je suis française donc étrangère) pour faire l’état d’une différence culturelle qui soit un vecteur de données. D’un point de vue méthodologique, comment éviter que les habitudes métaphysiques ne bornent le regard du scientifique, tendant à écarter systématiquement les catégories appartenant au discours populaire sous la bannière d’un discours savant ? Eviter un tel mouvement est en soi une aberration. En fait cette superposition n’est pas à éviter mais à analyser dans son contenu. La question a été soulevée à de nombreuses reprises : les aprioris du savant sur l’individu ne sont pas inexistant.
Dans un tel mouvement, le patriotisme ne doit pas, être négligé, sous couvert d’éviter l’arbitraire (Durkheim). En effet, tenter d’accéder à la compréhension de l’Autre est une forme de mysticisme qui est le propre de la tradition chrétienne, et maintient la méthode anthropologique dans l’ordre de la bienséance (De Certeau[2]), occultant le plus souvent l’angoisse provoquée par la peur de l’ethnocentrisme :
Fear of ethnocentricism is respectable. It deserves the same respect that it gives others by postulating that one should not reduce their thoughts, even if they are savage, to slavery nor assimilate them out of disdain for their originality. But sometimes, this fear is a bad counselor : nothing actually tells us that thoughts born in our climes have not found shelter in exotic words, nor conversely, that thoughts having come from far away have not been concealed within words familiar to us (we are far from knowing everything about the great migration of thoughts, despite some general hypotheses) (Augé ; 2004 : 8-9 tel que traduit par Marjolijn de Jager).
L’angoisse et l’inauthenticité chez le chercheur sont le plus souvent évacuées en amont de la recherche, dictés par la “bonne manière”, manière authentique, d’utiliser les objets et le souci de s’intéresser à Autrui (Waelhens ; 1955) (Devereux ; 1980). En réalité, l’intimité est avant tout une forme de pouvoir. Elle est utile pour se rapprocher des gens mais aussi pour se distancer, et créer un certain rapport entre « nous » par rapport à « eux », d’où l’importance des impressions, celles que l’on a des autres et celles qu’on désir laisser aux autres. Tout individu qui croit perdre un point d’attache se débite instantanément et ne réussit qu’à assouvir des désirs plus ou moins élitistes. Cette tentative de contrôle du « eux », à travers une forme bienséance, est manifeste de la tradition anthropologique compréhensive. Durant l’atelier, certains ont su percer à jour le travail de « différenciation » que le regard de l’anthropologue opère face à l’expression de la peur (Emongo). Cet écart entre authenticité et inauthenticité est signifiant d’un point de vue méthodologique. Il ramène l’être à la conscience de la manière dont on place l’Autre à l’écart en se distinguant en tant qu’anthropologue dans les relations sociales.
On notera que l’authenticité est fréquemment, tel qu’observé durant l’atelier, objet de dénonciation au privilège de son pendant inauthentique. Or, l’ethnologue ne fait pas exception à ces deux modes d’existence. La peur est une anticipation de quelque chose mais en même temps un acte du souvenir. Peut être s’agit il d’un vécu mais aussi d’une création de souvenirs. Peut être s’agit-il d’une idéologie qui n’est pas inconnue à la Nation dont je suis issue en tant qu’étrangère. Perfection, intimité, habitude, antipatriotisme se rangent parmi les corollaires d’un discours scientifique qui fait du sentiment d’insécurité la matrice de sa différence. Selon Durkheim, le positionnement anti patriotique empêche le chercheur de comprendre et d’appréhender l’organisation sociale qui dépasse l’individu et reste nécessaire pourtant à ce dernier pour survivre : ce qu’un ouvrier serait capable de cerner, un expert ne le remarquera même pas un tant « soi » peu. Or, l’angoisse pousse le soi du chercheur à se replier sous le couvert de son expertise, car, vidé de ses attaches traditionnelles, il refuse de rencontrer à nouveau. L’atelier, quant à lui, aura contribué proposer une méthode pour qu’est lieu cette rencontre.
[1] Cf. intitulée Understanding Intimacy: The Cultural and Ethical Implications of Intimacy During the Bouchard-Taylor Commission,
[2] Il faut être réaliste. L’Eglise est une société. Or une société se définit par ce qu’elle exclut. Elle se constitue en se différenciant. Former un groupe, c’est créer des étrangers. Il y a là une structure bipolaire essentielle à toute société : elle pose un « dehors » pour qu’existe un « entre nous » ; des frontières, pour que se dessine un pays intérieur ; des « autres », pour qu’un « nous » prenne corps. Cette loi est aussi un principe d’élimination et d’intolérance. Elle porte à dominer, au nom d’une vérité définie par le groupe. Pour se défendre de l’étranger, on l’absorbe ou on l’isole. Conquistar y pacificar : deux termes identiques pour les conquistadors espagnols d’autrefois. N’en faisons-nous pas autant, fût-ce sur le mode de « comprendre » les autres et, en ethnologie par exemple, de les identifier à ce que nous savons d’eux et (pensons-nous) mieux qu’eux ? (De Certeau ; L’étranger, Figures Libres : Mémoire vive, mars 1969).