Des collègues et des étudiants me posent souvent la question :
“Qu’est-ce que tu entends par ‘orientation interculturelle’?”
Afin de pouvoir répondre, ne fût-ce que sommairement à cette question, je propose le texte suivant:
Comment décrire une orientation interculturelle?
Bob W. White
Université de Montréal
Quand on parle d’une orientation interculturelle il s’agit non seulement d’une façon de faire ou une démarche méthodologique mais aussi d’une vision du monde. Cela explique, en partie, pourquoi l’orientation interculturelle n’a jamais été associée à un foyer disciplinaire ou une école théorique. Au contraire, la pensée interculturelle se trouve dans toutes les disciplines et traverse toutes les époques de l’histoire.
Il faut préciser que chaque société et chaque culture a ses propres idées et modalités pour appréhender les relations avec les personnes et groupes qui viennent d’horizons culturels différents. Donc même l’idée de parler d’une orientation interculturelle devrait être soumise à la variation de la pensée humaine (voir « Vers un courant interculturel, sous la rubrique “contexte”).
Plusieurs disciplines académiques ont élaboré des notions et des théories qui peuvent s’appliquer à l’analyse des relations interculturelles : la notion de l’intersubjectivité en philosophie (Husserl, Gadamer, Levinas, Buber, Ricoeur), la notion des interactions en sociologie (Mead, Schutz, Goffman), la communication interethnique en anthropologie (Gumperz), la notion du choc culturel en psychologie sociale (Cohen-Émerique), la notion de la médiation interculturelle en droit et celle des compétences interculturelles en communication. Ces différentes traditions intellectuelles se communiquent rarement entre elles, mais malgré la diversité de cadres et des outils conceptuels qu’elles mobilisent, il y a un certain nombre de principes que l’on pourrait dégager pour parler d’une orientation interculturelle, au moins en ce qui concerne dans le contexte de la pensée occidentale.
En voici quelques uns des éléments qui sont souvent associés à une orientation interculturelle:
Une éthique relationnelle. L’orientation interculturelle part du principe que le soi a toujours quelque chose à apprendre de l’Autre. Ce n’est pas le simple fait de la « différence » de l’Autre qui devrait intéresser le soi, puisque cette étiquette réduit l’Autre à un être culturel, et surtout en occident, cela empêche le soi de voir sa propre culture. La rencontre avec l’Autre devrait permettre autant au soi d’apprendre sur les logiques, les pratiques et les aspects qui manifestent la complexité culturelle de l’Autre, que d’apprendre à se voir comme porteur de tradition, lui-même, et non seulement comme détenteur de vérité. Une éthique relationnelle présume non seulement le « souci d’autrui » (Piron), mais aussi une conception du savoir par le modèle de la « co-production de sens » (White). Avoir une éthique relationnelle c’est d’abord penser les problèmes sociaux en termes de « rencontre » et non pas en termes de « consensus » ou « d’intégration ».
Le statut de la culture. Certains courants scientifiques minimisent ou nient l’importance de la culture puisqu’ils sont à la recherche des aspects universaux de la biologie ou de la nature humaine. D’autres courants, ceux-là plus récents, critiquent la notion de la culture comme étant un concept réducteur et incapable de capter l’hybridité et le métissage qui caractérise la condition du monde contemporain dans le contexte de la mondialisation. L’orientation interculturelle présume l’existence de la culture (c’est à dire un ensemble de valeurs, de croyances et de pratiques qui sont transmis d’une génération à l’autre), sans pour autant lui donner un statut déterminant dans toutes les circonstances ou à toutes les échelles. Selon Abu-Lughod, la culture n’est pas quelque chose qui détermine les attitudes ou les valeurs des individus, mais elle sert de toile de fond pour l’action sociale. Autrement dit, les individus ne sont pas des produits de la culture, mais ils composent avec l’identité culturelle en même temps que d’autres niveaux identitaires (sexuel, racial, social, religieux, etc.), le tout dans une dynamique en constante reconstruction, mais aussi en rapport avec des logiques culturelles et sociales générales et spécifiques qui sont possibles de repérer et d’analyser (Gratton).
L’équivalence des cultures. Après avoir identifié la notion de la culture, l’anthropologie moderne a proposé l’idée du relativisme culturel. En réponse à l’ethnocentrisme de l’époque, cette notion accompagnait les avancées philosophiques et politiques occidentales qui imaginaient un monde ou tout individu serait égal devant la loi. Le principe du relativisme culturel visait à mettre toutes les cultures sur un même pied d’égalité sans les classer en hiérarchie de complexité politique, sociale ou évolutionnaire. Ce principe, critiqué de nos jours mais omniprésent dans la pensée occidentale, présume que toutes les cultures sont égales et qu’on ne peut pas juger une culture à partir des valeurs d’une autre (la définition de l’ethnocentrisme). L’orientation interculturelle n’accepte pas cette prémisse, puisque l’idée du dialogue interculturel présume la possibilité d’échanger au sujet des valeurs, et de logiques particulières (Das, Cohen-Émérique). Dans cette perspective, les différentes cultures ne sont pas égales (une proposition qui est déniée par l’histoire), mais il existe une certaine équivalence entre elles qui permet la juxtaposition, la comparaison, et l’introspection.
L’aspect positif des préjugés. Au contraire de ce qui est communément accepté en occident, les préjugés ne sont pas toujours à éviter. En fait selon certains courants philosophiques, un des principaux problèmes dans la compréhension interculturelle serait dû à notre préjugé contre les préjugés (Gadamer). Il s’agit d’une idée complexe, pour la comprendre il faut d’abord constater que le préjugé, c’est à dire tout savoir que nous appliquons à la vie (« pré-savoir » dans les termes de Gadamer), nous permet de composer avec les risques et les opportunités de l’existence humaine. Quand ce pré-savoir s’avère être faux ou mal-adapté l’être humain s’ajuste pour mieux confronter les défis auxquels il doit faire face. Alors c’est à travers la réflexion délibérée au sujet de nos préjugés sur l’Autre, et de préférence ensemble avec ce dernier, que le soi arrive à une meilleure compréhension de l’Autre. C’est dans ce sens que l’on pourrait dire que le préjugé n’est pas à éviter, mais il est plutôt quelque chose à mobiliser ou à rendre explicite.
La confrontation comme moyen de compréhension. Plusieurs modèles dans l’orientation interculturelle mettent l’accent sur les ruptures ou les incompréhensions comme étant des éléments nécessaires à la compréhension. Les idées comme le choc culturel en psychologie sociale mettent en lumière la difficulté de la compréhension même entre les personnes venant du même horizon culturel. L’analyse approfondie de ces failles communicatives nous permet de rendre explicite les différences entre les personnes venant d’horizons culturels différents et de le nommer comme des aspects qui relèvent de différents repères et des différentes perceptions de la réalité (Antal et Friedman). La confrontation de ces perceptions n’est pas nécessairement négative, surtout dans la mesure où elle permet au soi et à l’Autre à devenir plus conscient de la spécificité de leurs traditions culturelles respectives.
Le soi est porteur de tradition. Dans la rencontre entre le soi et l’Autre, le soi a tendance à généraliser ses propres valeurs, traditions et pratiques comme étant non seulement les meilleures mais aussi les seules valables. Cette tendance, identifié par l’anthropologie sous le vocable de l’ethnocentrisme, peut prendre d’autres formes plus spécifiques (racisme, sexisme, classisme) qui mènent à plusieurs formes de discrimination et de marginalisation. Dans une orientation interculturelle, ce serait le contact avec l’Autre qui devrait permettre au soi de se voir comme Autre. Autrement dit, avoir une orientation interculturelle permet de saisir que le soi n’est pas capable de comprendre ou accepter la différence de l’Autre sans avoir compris que sa façon d’être n’est pas universelle, une compréhension qui est favorisée par le contact avec la différence de l’Autre.
Le jeu entre universel et particulier. Du point de vue d’une orientation interculturelle, il y a une recherche constante d’équilibre entre similitudes et différences. Cette recherche présume que toutes les cultures du monde possèdent des éléments communs mais aussi des éléments qui les différencient. Par exemple, toutes les cultures possèdent des idées par rapport à la gestion du pouvoir dans la société; alors cet aspect constitue un trait universel des sociétés humaines, ou un variable. Par contre, l’expression particulière des idées au sujet de la façon de gérer le pouvoir varie d’une société à l’autre. Par exemple, certaines sociétés (comme le Québec) prônent l’idée d’une société égalitaire, tandis que dans d’autres sociétés (prenons l’exemple de l’Inde ou le Japon), la notion de l’hiérarchie sociale fait partie explicite des croyances et des valeurs. Ceci dit, on pourrait appeler cela une variante, soit un particularisme, ou une spécificité culturelle. En plus de ces similitudes et de ces différences entre les différentes cultures, il se produit aussi un jeu variables et variants à l’intérieur de chaque culture. Par exemple, tous les individus d’un groupe culturel quelconque ont besoin de stabilité, de sécurité et de prospérité, mais les différents individus manifestent beaucoup de variation par rapport à leur désir d’avoir des contact avec des personnes venant d’horizons culturels différents.
L’écoute active. Les chercheurs qui travaillent dans une orientation interculturelle semblent être d’accord sur le fait que dans ce domaine il est difficile de parler de méthode ou de mode d’emploi. Toutefois, ceux qui ont essayé d’aborder les relations interculturelles dans différents contextes empiriques (Antal et Friedman, Michrina et Richards, Sotioru) ont souligné l’importance de l’écoute dans toute tentative de compréhension interculturelle. Dans une orientation interculturelle, la notion de l’écoute dans une orientation interculturelle fait une distinction entre écoute stratégique (écoute qui répond aux besoins du soi) et écoute active (une écoute qui vise l’épanouissement autant du soi que de l’Autre). La capacité de pratiquer l’écoute active, selon les principes de l’approche de la psychologie humaniste, varie d’un individu à l’autre, et cela indépendamment de la culture d’origine. Mais nous savons qu’il existe des techniques pour améliorer cette compétence, par exemple la vérification et le non-jugement.
Les compétences interculturelles. D’un point de vue interculturel, ce ne sont pas les cultures qui communiquent entre elles mais des êtres culturels (Emongo). Ceci veut dire que chaque individu, indépendant de ses motivations et de ses aptitudes, est porteur d’une tradition et il apporte donc sa culture avec lui dans ses déplacements et dans ses rencontres. La plupart des efforts de sensibiliser aux facteurs interculturels mettent l’accent sur les stéréotypes et les préjugés du soi et sur la complexité de la culture de l’Autre. Mais, dans les contextes interculturels, il faut tenir compte du fait que le soi doit composer avec sa propre complexité culturelle, tout comme il doit reconnaître que l’Autre se forme des idées à partir de ses propres préjugés. Plutôt que de cibler l’acquisition de connaissances spécifiques à un groupe culturel ou de fournir une liste de choses à faire ou à ne pas faire, l’orientation interculturelle se veut essentiellement une approche systémique, au sens où la compréhension de la relation passe par l’analyse du contexte de la rencontre (Gratton). Quoique certaines personnes ont plus de facilité que d’autres dans la communication interculturelle, ce n’est pas quelque chose d’innée. Indépendant du contexte culturel, social ou politique, il s’agit plutôt d’un ensemble de compétences qui s’apprennent et qui se perfectionnent avec le temps et l’expérience.
Définir une orientation interculturelle n’est pas chose facile. Voici quelques rappels importants :
1) Ce n’est pas parce qu’on vient d’une autre culture qu’on gère mieux les rapports interculturels. L’intérêt pour l’interculturel n’est pas plus courant chez les autres que chez nous.
2) Ce n’est pas parce qu’on a plus de contact avec les autres que nos capacités de les comprendre augmentent, surtout quand il s’agit de contacts virtuels; en fait certaines études démontrent le contraire.
3) Ce n’est pas parce qu’on augmente le nombre de personnes immigrantes ou des minorités visibles dans les institutions et dans les médias que ça veut dire que les problèmes des relations interculturelles sont réglés. Cela ne fait que déplacer l’échelle d’analyse et par conséquent les solutions à envisager.
4) Une bonne gestion des dynamiques interculturelles n’est pas « naturelle », même si certaines personnes le font mieux que d’autres, cela mais relèvent plutôt des compétences qui doivent s’enseigner et qui peuvent de développer.
5) Les organismes et les institutions qui doivent composer avec les dynamiques interculturels se doivent aussi assurer la formation en compétences interculturelles et revoir leurs modes d’encadrement, et ce à tous les niveaux de la structure organisationnelle.